Un degré de séparation de Pablo Mehler

Publié le 21 / 03 / 2024

https://www.babelio.com/livres/Mehler-Un-degre-de-separation/1586009

Publié aux Éditions Liana Levi, Pablo Mehler nous invite à suivre un retour aux sources dans un premier roman captivant.

Pour raconter un livre que l’on a aimé, il est parfois troublant mais intéressant de laisser la parole à un autre livre. À partir d’une intrigue différente, certains récits que tout semble opposer prennent des virages parallèles insoupçonnés, tissant entre les mots des liens étroits à travers une autre histoire, une autre voix, d’autres époques et des personnages dissemblables… C’est précisément ce que j’ai ressenti en découvrant quasi en même temps l’excellent premier roman de Pablo Mehler Un degré de séparation et le passionnant Gabriële d’Anne et Claire Berest qui n’ont a priori rien à voir. Et pourtant…



« L’absence la plus singulière est celle de mon père (…). Il a existé puisque je suis, mais je ne connais ni son rire, ni ses colères, ni la profondeur de sa voix, ni la caresse de son regard, ni les gestes de ses doigts, ni la chaleur de ses bras, ni l’odeur de sa peau, ni ses jeux de mots favoris, ni les plats dont il se régalait, ni les histoires qui le fascinaient, ni les blessures qui le faisaient pleurer. Je n’ai connu que la photo d’un jeune homme qui fut bien vite plus jeune que moi (…). Mon père est une photo. »

Gabriële d’Anne et Claire Berest – Stock

Même tirée d’un autre livre, la dernière phrase de ce paragraphe émouvant pourrait sans autre figurer au début du livre de Pablo Mehler publié en janvier aux éditions Liana Levi. « Mon père est une photo ». Les dés sont jetés. Et le parallèle avec le livre des sœurs Berest s’arrête là.

Un degré de séparation 

Dans ce premier roman très maîtrisé, l’intrigue se noue à partir d’une photo en noir et blanc, cliché pris sur le vif qui renvoie à un passé on ne peut plus flou. Sur une photo d’identité tombée par hasard d’un carton de déménagement, un jeune couple enlacé, manifestement amoureux, interpelle le narrateur Frederic Altman, piquant de façon instinctive, presque reptilienne, sa curiosité. Sur l’image prise semble-t-il quelques mois avant sa naissance, se tient une femme qui n’est autre que sa mère. Et un homme. Mais qui est cet homme ? Et pourquoi sourit-elle à ce point, cette mère si froide et distante qui n’a jamais pris le temps de raconter à son enfant unique le fil de ses origines paternelles ? Pourquoi ? Parce que cela fait un moment que le père n’est plus là. « Il est mort. Il y a longtemps. » Contraint malgré lui d’accepter l’inacceptable, le petit garçon qu’était le narrateur n’a plus qu’à fermer sa grande bouche curieuse et passer sous silence ses questions incessantes.

Une fois entre les mains, ce livre ne se laisse pas facilement oublier. Après deux premiers chapitres assez courts un brin formels, la plume de Pablo Mehler prend de l’ampleur et s’élève pour nous toucher en plein cœur. Parce que l’histoire du narrateur, auteur américain à succès en panne d’inspiration, ressemble étrangement à la vraie vie. La vraie vie dans ce qu’elle a non seulement de plus essentiel mais aussi de plus primaire et de plus charnel : le retour aux origines, la filiation, la mémoire familiale.

À partir de cette ancienne photo découverte dans les affaires de sa mère décédée, Frederic Altman part sur le chemin de son enfance en quête d’une vérité qui lui glisse entre les doigts comme un rêve ou un cauchemar entêtant, aussi fugace que tenace que l’on chercherait à recouvrer à tout prix après une nuit agitée. Suivant une construction qui oscille habilement entre passé et présent, l’auteur invite ses lecteurs à suivre les pas de son narrateur pour retrouver d’où il vient, dans un Paris contemporain peuplé d’indices fragiles et de fausses routes, de souvenirs fanés et de rencontres manquées. Écrivain reconnu et respecté, le héros a du temps pour mener son enquête : cela fait des années qu’il n’arrive plus à écrire une seule ligne mais anime régulièrement des ateliers d’écriture et des conférences littéraires.

Dans un style ciselé d’une belle sobriété, Pablo Mehler tisse une histoire personnelle tout en nuances qui se révèle profondément universelle. Comme en écho à la quête de ce père disparu, Frederic Altman interroge l’opacité de son enfance qui le mènera à découvrir, voire à mieux re-connaître, sa mère – cette inconnue pressée avec laquelle il a pourtant traversé quelques années de sa jeunesse. Entre réalisme et pudeur, Pablo Mehler dresse le portrait d’une «Folcoche» en puissance, célèbre critique littéraire new-yorkaise en proie à d’étranges démons, qui brille par son intelligence mais surtout par son absence, ne manifestant que peu d’intérêt à l’égard de ce fils unique un peu encombrant et ne supportant aucune, mais vraiment aucune, conversation superficielle ou futile. Voyageant entre les États-Unis et la France à travers le regard de personnages secondaires d’une incroyable présence – comme l’ami pensionnaire cher à son cœur qui lui ressemble comme un frère, le grand-père maternel dépassé ou certains grands auteurs à l’origine de sa vocation d’écrivain – Altman remonte le temps avec un détachement stoïque et une incroyable lucidité, certes pour retrouver son père, mais surtout pour se trouver lui-même.

Pablo Mehler signe un premier roman très inspirant qui interroge sur le poids des secrets de famille, les abîmes de la création littéraire et l’irrémédiabilité du temps qui passe.